Ecrivain français admiré par les surréalistes en raison de son excentricité et célébré par les auteurs du Nouveau Roman pour son génie verbal, Raymond Roussel édita à compte d’auteur La Vue, récits en vers composés de trois poèmes (La Vue, Le Concert, La Source) en 1904.
Le Concert décrit les musiciens sur un kiosque à musique.
[…] Beaucoup plus près, à droite, en face de l’hôtel,
S’étend partout un grand jardin public ; au centre
Un kiosque élevé, vers lequel se concentre
L’attention, est plein d’ardents musiciens;
Le chef d’orchestre sent bien que ce sont les siens,
Qu’aucun n’est étranger ou novice ; il est maître
De tous leurs mouvements, sait leur faire connaître
Sa moindre intention ; il nuance à son gré,
Leur communique son âme, son feu sacré;
Il les manie, il les enflamme, il les anime;
En ce moment précis, rare, il atteint la cime
D’un crescendo fini, mûr ; c’est l’éclosion
D’un de ces grands tutti pleins dont l’explosion
Donne un frisson heureux, séduit, grise, transporte,
Tant elle est empoignante, irrésistible, forte,
Tant son timbre est fondu, satisfaisant et chaud;[…]
[…] Assis, presque étalé, le premier violon
Se renverse, affectant l’inspiratrice pose
Du génial, illustre et flambant virtuose;
Il trouble son regard, presse son instrument
Contre sa joue, avec ivresse, éperdument;[…]
[…] Juste en face du chef plusieurs violoncelles
S’alignent; les joueurs allongent fort le bras
Car ils ont à tenir sur une corde, en bas,
Avec un doigt tendu, raide, une note haute;
Un d’eux, l’œil fixe, a grand’peur de faire une faute;[…]
[…]Dans un coin, seul de son espèce, un hautboïste
Est à l’écart et sans partenaire, isolé;
En jouant il fait un visage désolé,
Son instrument le force à s’allonger la mine;
L’ensemble de l’orchestre échauffé le domine;
Dans le vacarme un timbre aussi grêle est perdu;
Le son produit ne peut qu’à peine être entendu
Par lui-même ; d’avance il renonce à la lutte.
Un homme a grande barbe, en soufflant dans sa flûte,
Prend au contraire un air guilleret et joyeux;
Il sourit à la fois de la bouche et des yeux;[…]
[…] Côte à côte, manquant d’espace, deux trombones
S’en donnent de tout leur cœur, se réjouissant
D’obtenir un son crâne, éclatant et puissant,
Qui va chercher le fond du tympan et qui vibre;
Dans leurs doigts la coulisse est patinante et libre;[…]
[…] Un harpiste
Lève les yeux tout en égrenant ses accords;
Sa pose fait songer aux célestes transports,
Aux concerts éthérés des anges, aux cantiques,
A l’espoir d’outre-tombe, aux extases mystiques;[…]
[…] Au fond
Trois joueurs tirent l’œil en émergeant; ils font
Des sons graves sur trois contrebasses énormes
Qui dressent fièrement leurs manches uniformes;
C’est l’accompagnement, la base, le soutien
De l’orchestre qui marche et s’échafaude bien;
Les cordes fortement résistantes et grosses
Ne sont pas sans cesse en transition ni fausses;
Elles perdent l’accord seulement quelquefois;[…]
[…] Un homme tient à deux genoux sa grosse caisse;
Il dévore le chef d’orchestre du regard
Afin de ne donner ni trop tôt ni trop tard
Le coup vivifiant, magistral, qu’il apprête;
Il va marquer avec précision le faîte
Du crescendo ; pour mettre encore plus d’éclat
Et de vibration durable, il lève à plat,
Dans sa main gauche qu’il raidit, une cymbale;
Une autre renversée et de rondeur égale
Tient sur la grosse caisse à l’endroit indiqué,
Pour que le coup puisse être aisément appliqué.
L’orchestre est tout entier en vedette ; il imprègne
Les alentours de ses sonorités ; il règne;
Il réunit à lui les flâneurs en causant
Une sensation d’attrait , en s’imposant;
Il est vu de partout, montré de loin, il plane.
Dans le public un homme inattentif ricane;
Son rire est méchamment ironique et peu franc;
Sa bouche est méprisante ; il est au premier rang
Du cercle régulier, nombreux, que font des chaises
entourant le kiosque.[…]