Jeune et belle, Adrienne Mesurat s’étiole entre un père tyrannique et borné et une sœur plus âgée, aigrie et malade. Ce trio s’est établi dans une petite ville de province étriquée et médisante, La Tour-l’Évêque. Adrienne s’ennuie tellement qu’elle tombe amoureuse d’un homme à peine entrevu lors d’une promenade, un homme dont elle ne connait pas vraiment le visage. Il n’en faudra pas plus pour enflammer l’âme de cette jeune solitaire et la conduire aux pires extrémités.
La Tour-l’Évêque est un lieu imaginaire près de Paris.
[…] Mai tirait à sa fin. Déjà bon nombre de Parisiens s’étaient abattus sur La Tour-l’Évêque et la société d’harmonie avait repris ses concerts qu’elle donnait dans un kiosque situé au milieu du jardin public. Un peu plus d’animation se remarquait dans les rues du centre, mais la partie de la ville qu’habitaient les Mesurat conservait à peu près la même tranquillité qu’en hiver et au printemps. On entendait plus souvent des bruits de voitures sur la route nationale et c’était tout.[…]
[…] Ils poursuivirent leur route en silence. Quelques instants plus tard, ils arrivaient en vue du petit parc planté de tilleuls dont la municipalité avait doté la ville. Quatre heures et quart sonnaient à la mairie et des groupes de promeneurs se dirigeaient vers l’intérieur du parc, non sans jeter de fréquents coups d’œil dans la direction du ciel. Après avoir passé la grille, Adrienne et son père prirent l’allée principale jusqu’au kiosque à musique dont on apercevait de loin le toit de tôle rouge et les minces colonnes. Tout autour de cet édifice qui semblait vouloir imiter l’architecture chinoise, on avait disposé des chaises pliantes, dont un grand nombre déjà étaient occupées, mais une habitude de plus de huit ans assurait à M. Mesurat et à sa fille deux bonnes places un peu en arrière de l’endroit où se tenait le chef d’orchestre.[…]
[…] La jeune fille allait répondre quand des exclamations parties de tous les côtés l’en empêchèrent ; les musiciens arrivaient et les dernières personnes qui rôdaient autour du kiosque, sans pouvoir se décider à prendre place, se précipitèrent vers les chaises libres et s’assirent tumultueusement. Un instant plus tard les instruments s’accordaient. L’orchestre attaqua un brillant morceau.
Il y avait trop longtemps qu’Adrienne entendait ces concerts pour qu’elle y trouvât d’ordinaire un plaisir bien vif. Elle avait l’oreille assez juste, en effet, pour comprendre que ces musiciens jouaient médiocrement, qu’ils n’observaient pas toujours la mesure, que la qualité de leurs instruments répondait mal aux intentions du compositeur. Ce jour-là cependant, dès les premiers accords, elle éprouva une émotion singulière. Sans doute les récents événements de sa vie l’avaient-ils rendue plus sensible. Elle écouta une longue phrase qui s’élevait lentement avec une sorte de nonchalance, et passait ensuite par un effort subit à un rythme de plus en plus rapide. Elle en fut touchée aussitôt, comme par une voix qui lui eût parlé d’elle tout d’un coup, en une langue qu’elle seule pouvait entendre, et il s’établit entre elle et l’orchestre cette correspondance mystérieuse, cette espèce de conversation secrète qui est le charme le plus puissant de la musique et qui explique pourquoi elle a tant de prise sur le cœur humain.[…]
[…] Dans le tumulte des applaudissements, elle entendit la voix tranquille de Mme Legras qui disait :
— Est-ce bête, cette musique !
Et elle eut envie de lui prendre la main, mais n’osa pas. Cependant, des gouttes d’eau tombaient sur les arbres. Quelques personnes ouvrirent des parapluies. Plusieurs se levèrent, indécises, interrogeant du regard les musiciens qui parlaient entre eux. Enfin la pluie se fit plus drue tout d’un coup et il y eut une cohue générale. Des gens escaladaient les marches du kiosque ; les autres s’enfuyaient sous les arbres.[…]