En France, à la fin du XIXe siècle, deux sœurs, Adélaïde et Donatienne, sont ouvrières. Installées dans deux villages sur chaque rive de l’Isère, Romans et Bourg-de-Péage, l’une fabrique des chaussures, l’autre des chapeaux. Mais à l’âge où l’on découvre l’amour, elles deviennent sœurs ennemies en s’éprenant toutes deux du même homme : Calixte Royer, qui rêve de conquérir le Paris de la mode. Dans ce conflit, Adélaïde l’emporte et épouse Calixte, que Donatienne ne cessera d’adorer toute sa vie, désespérément, malgré une réussite exemplaire. Au soir de leur vie, à Venise, où les a conduites le déroulement fabuleux de leurs destinées dans le monde de la mode, Adélaïde et Donatienne laissent enfin s’ouvrir leur cœur et parlent de cet homme qui, seul, a compté dans leur vie.
[…] On était en automne, elle était mariée depuis un peu plus d’un an. Elle portait une robe neuve, à tournure et de fin lainage roux, bordée de velours ton sur ton. En velours aussi la capote nouée si joliment sous le menton. Quant aux bottines ! Elle avait chaussé l’une de ses paires préférées, en cuir mordoré avec rangée de boutons couleur d’ambre. Modèle qui avait eu un tel succès qu’il en courait déjà dix répliques par la ville. Dix paires en un mois, sans compter les bottes du châtelain, M. de Moirtiers, celles de deux officiers, et les richelieux de M. le maire. Mais ce n’était pas cela qui permettrait d’acheter une maison, même dans dix ans. Cela faisait vivre, sans plus. Alors, au faible piétinement de cette production Calixte Royer courant les pavés de Romans s’opposa soudain le long, bruyant, triomphal martèlement d’un régiment de zouaves sur les routes caillouteuses du pays d’Afrique, qu’orchestra à cet instant – était-ce un signe? – une non moins triomphale marche militaire venue du kiosque à musique voisin.
le kiosque de Romans-sur-Isère
Adélaïde avait maintenant relevé sa jolie tête. Elle jeta un regard autour d’elle. Elle vit non plus les bottes de M. de Moirtiers, mais son petit sourire pincé qu’accompagnait si bien une voix doucement insinuante, cette voix qui avait obtenu de Calixte un rabais important. Tout comme M. le maire arguant: « Toi que j’ai connu enfant, tu vas sûrement me consentir un doux petit prix. » Ou encore cette bijoutière de Valence affirmant: « Avec la réclame que je vous fais parmi mes clientes les plus huppées de la ville, vous allez me transformer ces excessifs quatorze francs en dix bien ronds, bien nets. » Parce qu’il y avait cela aussi, ces petits marchandages que l’on ne peut se permettre qu’avec un petit cordonnier-bottier. La marche militaire – si opportune! – emporta dans ses éclats de cymbales et de trompettes cette ronde de rabais, entraînant elle-même une cohorte de côtelettes, rôtis et pâtisseries, perdus par ces manques à gagner. Et si le pas rythmé de souliers de zouaves et de turcos écrasait tout ça, un jour? Pourquoi pas? Si elle le voulait. […]
[…] Elle savait quelles étoiles les lumières du Grand Café jetaient dans le ciel de ses yeux. Elle les promena autour d’elle, récoltant, victorieuse, un bouquet de regards admiratifs. Alors elle se tourna vers Calixte et lui demanda:
– Tu aimes les marches militaires ?
– C’est une musique qui me donne envie d’accomplir des prouesses.
– N’est-ce pas? On y voit caracoler ton maréchal Bugeaud dans ses bottes rouges et marcher les zouaves et les turcos au pas de course.
À voix basse, Calixte murmura:
– J’ai envie de t’embrasser. Que se passerait-il si je le faisais, ici, au milieu de tous ces gens? Et, comme elle se contentait de sourire, il ajouta:
– Ils ne diraient rien, ils m’envieraient.
C’était bien ce qu’elle pensait. Elle décida, en buvant la dernière gorgée de son picon-grenadine, qu’il était temps d’agir. […]
[…] Le nouveau kiosque à musique de Romans fut inauguré un dimanche *. Calixte travaillait, comme souvent en période de grande demande, et avec une partie de ses ouvriers. Adélaïde autorisa Gabriel-Marie à la mener entendre les musiques militaires et civiles qui devaient donner concert ce jour-là.
Antelme voyageait en Autriche-Hongrie, ce fut Numa qui entraîna aussi Donatienne vers les flonflons.
Et ce qui devait arriver arriva. Un remous, une poussée de la foule, et les deux sœurs se trouvèrent face à face. Elles ne s’étaient pas revues depuis deux ans, depuis leur rencontre chez le libraire.[…]
[…] Mais pour attirer le capitaine dans son petit univers, encore fallait-il qu’Adélaïde le rencontrât. Il y avait plusieurs possibilités se promener sur le principal boulevard de Romans où, périodiquement, le 75e régiment d’infanterie faisait ses manœuvres. Ou bien conduire sa voiture et Blackie II aux abords de la nouvelle caserne ou de la demeure du vicomte. Adélaïde les dédaignait, voulant éviter de paraître poursuivre l’homme le plus adulé de la garnison. Elle ne consentait qu’à aller, tous les dimanches après-midi, écouter la musique du régiment au kiosque de la place.
Calixte l’y conduisait et Alexandre suivait. II était temps, disait sa mère, puisqu’il adorait siffloter, qu’il ajoutât à son répertoire autre chose que les rengaines des chanteurs des rues.
Mais il semblait que Gabriel-Marie de Lirac n’allât pas souvent se mêler à la foule romanaise que ces concerts attiraient. Et Adélaïde, sans vraiment se l’avouer, rentrait chez elle déçue.
Un dimanche, Alexandre obtint d’aller étrenner sa nouvelle canne à pêche plutôt que d’accompagner ses parents. Calixte devait, de son côté, achever de mettre au point un modèle de chaussure dont il avait eu l’idée. Adélaïde alla seule écouter des marches militaires et des ouvertures d’opéras. Le capitaine était là. Mais accompagné. Il escortait une jolie dame et, semblant fort occupé par elle, ne parut pas voir Adélaïde.[ …]
[…] Bathilde avait chaperonné sans rien voir et sans rien entendre. Elle frémissait d’impatience. Au lieu d’être assise face à ces deux freluquets, elle aurait dû arpenter l’entourage du kiosque à musique. Louis-Bertrand y était le dimanche précédent en compagnie d’une jolie jeune fille, et elle aurait voulu vérifier s’il y était encore et avec la même personne ce dimanche-ci. Elle savait, par Mlle Amélie, qu’il avait emménagé dans la petite maison du vicomte de Lirac. Il avait pris la succession de la location et s’installait dans les meubles dont il avait hérité. Pourquoi laissait-il sa mère seule dans sa grande maison, sinon pour être plus libre? Pour vivre à sa guise? Inviter des femmes? Celle du kiosque à musique qui, à la réflexion, ne devait pas être une jeune fille? […]
* Le 3 juin 1888, jour de l’inauguration du kiosque, était bien un dimanche.